Une usine d’assemblage de moteurs pour l’automobile, dans l’ouest de la France, en janvier 1995. Nous sommes un groupe d’étudiants en sociologie des organisations engagés dans une série d’interviews et d’observations des lignes de fabrication. Notre but est de discerner l’organisation réelle de l’usine derrière la façade rationnelle qu’en donne la Direction.

Il y a là un personnage terrible par ses coups de gueule, le redoutable chef d’atelier de montage final du moteur. Nous lui avons dépêché la plus charmante étudiante du groupe – qui est aussi la plus aguerrie d’entre nous. Et nous guettons son retour d’interview !

- Alors, tu l’as interviewé ?

- Oui, non sans mal, mais c’était une bonne interview.

- Est-il aussi terrible qu’on nous le dit ?

- Fou il est, ou plutôt fou il paraît, nous dit-elle. En fait, son comportement, il le travaille !

- Que dit-il de ce qu’il fait ?

- Il est responsable de l’atelier de bout de chaine d’assemblage des moteurs. Il passe beaucoup de temps à rattraper les aléas des ateliers précédents, en leur mettant la pression : livrez plus, livrez mieux, livrez plus vite !

- Comment sait-il qu’il fait bien son job ?

- Son atelier est mesuré sur le nombre de moteurs assemblés qui démarrent effectivement chaque jour. Et un moteur, c’est 250 pièces dont 20 seulement proviennent de cette usine-ci, d’autres ateliers. Les autres viennent d’autres usines ou de sous-traitants, par camions entiers.

- Et qu’est-ce qui est difficile, pour lui ?

- C’est que la production de son atelier dépend totalement de la production des ateliers amont et des acheminements par la route ! Il est tributaire de mille choses qui ne sont pas dans son pouvoir, ses collaborateurs ont à se débrouiller pour compenser les insuffisances de toute la chaine d’approvisionnement. Or, c’est à la fois une science exacte, la mécanique, et une approche humaine : faire réagir des organisations multiples et lointaines...

- Et ses relations avec les autres acteurs de l’usine ?

- Elles sont excellentes avec le Directeur de l’usine et ses collaborateurs directs, et exécrables avec ses collègues des ateliers de fabrication voisins et avec ses sous-traitants.

- Somme toute, il s’agite comme un furieux pour compenser son manque de pouvoir hiérarchique sur ceux dont dépend sa performance ?

- Oui, certainement que c’est une façon pour lui de réduire son incertitude sur le résultat comptable de la journée.

- OK, mais quelle dépense psychologique !

- Ah oui, une énergie de tous les instants.

- Et si on le remplaçait par quelqu’un de plus posé ? Histoire d’apaiser l’ambiance de l’usine...

- Pas sûr que ça changerait grand’chose, à performance égale. Son remplaçant adopterait probablement le même genre d’attitude.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il ferait face au même défi : cet atelier de bout de chaine doit compenser les insuffisances des ateliers amont pour fonctionner à un bon niveau de performance. Du coup, son responsable met la pression comme il peut, ici une pression psychologique, sur ses homologues en amont pour qu’ils limitent au maximum les aléas de leurs propres productions.

Il y a une organisation sur le papier. Il y en a une autre dans les relations entre les personnes.

Il y a des comportements qui relèvent de la psychologie. Il y en a d’autres qui s’expliquent par la situation, et qui favorisent certains traits psychologiques. Comme si chaque acteur, voyant midi à sa porte, adopte une attitude qui lui permet de réduire son incertitude, tissant des liens d’amitié ou cultivant des irritations selon que ça réduit son incertitude-clé. Combien de moteurs complets ma chaine d’assemblage sortira-t-elle aujourd’hui ?