J’ai eu cette conversation aujourd’hui avec Brigitte, qui développe des documents d’aide aux utilisateurs d’une application informatique. L’application en question est en cours de développement.
Brigitte : je vais développer mes documents sur un environnement disponible, dans lequel je vais créer les données nécessaires au déroulé pédagogique. Je pourrai faire des impressions d’écran.
Moi : si je comprends bien, cet environnement ne comporte pas les développements, puisque ces derniers sont en cours. Les écrans à venir sont sensiblement différents de ceux qui sont disponibles aujourd’hui : tu vas devoir refaire toutes tes impressions d’écran lorsque l’application sera enfin livrée sur cet environnement, n’est-ce pas ?
Brigitte : oui, je devrai tout refaire, mais ça sera rapide.
Moi : Quant au jeu de données que tu vas y créer, j’ai cru comprendre qu’il sera perdu à chaque mise à jour de l’environnement, alors pourquoi faire en sorte d’avoir besoin de cet environnement ? C’est comme si tu t’engageais à refaire et refaire encore.
Brigitte : En fait, c’est mieux que rien, cet environnement, alors je m’y mets.
J’abandonne là la conversation, saisi d’un sentiment de gâchis et éberlué tant Brigitte me paraît têtue. Comme à chaque fois, nous manquons cruellement de temps pour développer nos supports pédagogiques, et ça fait un mois que je vois Brigitte produire des diapositives par dizaines pour n’en conserver qu’une poignée. A ce rythme-là, c’est la catastrophe assurée.
Et puis, ce soir, j’y repense. Je me souviens de ma leçon de sociologie des organisations : lorsqu’un système est stable, c’est qu’il profite, malgré ses dérives, à des acteurs.
Et si, malgré les apparences, Brigitte était habile ?
Imaginons que Brigitte doute sincèrement de sa propre capacité à rendre un travail de qualité, toutes choses égales par ailleurs. Un scénario réconcilie dans mon esprit toutes les données et donne sens à une stratégie de Brigitte :
Brigitte travaille avec énergie, tout le monde en est témoin.
Son travail est perdu régulièrement, par la faute des informaticiens, non par sa faute. Quel dommage ! Nous ressentons de l’empathie pour Brigitte. Par ailleurs, nous sommes empêchés de constater le degré d’avancement de son travail, ce dernier étant perdu. Le peu que nous en voyons est tout excusé.
Brigitte doit retravailler, nous la plaignons. Elle a une solution à tout, et particulièrement celle-ci : y’a pas, il faut qu’on l’aide ! Elle est gentille, nous l’aidons. Et finissons par faire une partie de plus en plus grande de son travail. Elle est sympathique, elle nous remercie du fond du cœur.
Tableau final : Brigitte a beaucoup travaillé, le résultat est de qualité. Affectivement, tout va bien. Sauf que Brigitte est pour bien peu dans le résultat et que ce dernier a coûté bien plus que prévu. Effectivement, ça n’est pas brillant. Sauf pour Brigitte, qui passe pour courageuse et bonne collaboratrice, voire bonne manageuse, ayant su fédérer autour d’elle les talents nécessaires.
Qu’en est-il de Fabien, son collègue qui développe à côté d’elle la seconde moitié du corpus pédagogique et qui se réclame de l’approche « bon du premier coup », « en refaire le moins possible » ? Il ne touche pas audit environnement, il développe à partir de documents validés des supports où les opérateurs trouveront le détail des manipulations à faire le jour venu sur l’application livrée, de sorte que les impressions d’écran seront faites bien et vite.
Fabien aura clairement moins travaillé, il aura même inquiété ses chefs : comment travaille-t-il ? Ne perçoit-il pas l’urgence du moment ? Plus grave, Fabien aura généré moins d’empathie, il y aura attaché moins de bons souvenirs à sa mémoire, il sera vu comme le personnage insaisissable qui ne paniquait pas dans l’urgence, qui ne demandait pas à l’aide et, du fond de sa solitude, il sera passé pour asocial. Peu lui sera compté de son économie de moyen pour un résultat de qualité sensiblement égale à celui de Brigitte.
De ce collaborateur méthodique, j’aurais envie de connaître les motivations profondes. Fabien, qu’est-ce qui te fait tenir ta place dans le projet ? Je me figure que tu le sais, et j’espère que ça suffit à ton bonheur, parce qu’il semble vain d’attendre de tes collègues qu’ils abondent dans ton sens. Vois-tu, Brigitte n’a cessé de nous rassurer, quand toi, Fabien, tu nous inquiétais jusqu’à la fin.
Du coup, je me prends à revoir mon appréciation des personnes au travail.
Ce jeune homme, Irénée, qui s’occupe d’ergonomie de l’application et dont je me demande bien comment il emplit ses journées, n’est-il pas comme Fabien un adepte du geste juste au moment juste ? Pourquoi s’affolerait-il si les potentialités de la situation travaillent plus que lui-même au succès du projet ?
Mais alors, quid du mérite personnel ? Brigitte semble en avoir beaucoup, c’est même grâce à ses talents de manageuse que la barque a été écopée. Fabien semble en avoir peu, c’est plus à la situation qu’à son énergie qu’il doit d’avoir rendu une copie de qualité.
Finalement, n’y a-t-il pas là deux philosophies ? L’une du mérite personnel, l’autre de la gestion des potentialités de la situation, l’une de la personne qui fait la différence, l’autre de l’incertitude acceptée, l’une des plans détaillés, l’autre du flou assumé, l’une de la flamboyance, l’autre de la discrétion.
Les deux approches sont répandues, plus ou moins selon les cultures j’imagine, et les deux ont leurs charmes. Par exemple, l’approche de Brigitte donne du travail à beaucoup de monde ; celle de Fabien tempère les risques de burn-out. Faut-il choisir l’une ou l’autre ? Je ne sais. En tous cas, je crois pour moi-même qu’il me faut savoir pourquoi je me tiens là où j’œuvre. Et que je dois me tenir prêt à rendre compte de mon choix. Ensuite, advienne que pourra.